mercredi 21 mai 2014

Il y a les frères Dardenne et les autres...

Le nouveau film des frères Dardenne est sorti. Pour leurs aficionados (ou leurs détracteurs aussi...), c'est toujours un évènement. Cette-fois, la présence de Marion Cotillard au générique pouvait laisser craindre à tous un glissement vers un cinéma moins réaliste, plus "scénarisé", plus conventionnel qu'à l'accoutumée. Que les uns (et les autres...) soient rassurés. Magnifiquement dirigée et filmée, l'actrice franco-hollywoodienne devenue cette fois franco-belge, atteint la perfection de son art. D'ailleurs, c'est tout le casting du film qui est parfait. 

Mais "Deux jours et une nuit" n'est pas uniquement un film. C'est une œuvre d'art qui témoigne de son époque. Au même titre que Guernica dénonçait les atrocités de la guerre d'Espagne et du fascisme qui tuaient autant les civils que les militaires, le scénario des frères Dardenne parvient avec la même efficacité a dénoncer les ravages d'une autre guerre cette-fois, la guerre économique qui tue aussi lentement et sûrement le peuple en l'affamant à petit-feu.

Tiraillés entre l'absolue nécessité de toucher leur prime de 1000 euros et l'absolue conscience qu'ils ont de condamner une de leur collègue au chômage s'ils y renoncent, des ouvriers empêtrés comme des insectes sur du papier tue-mouche avec leurs factures d'électricité et leurs remboursements de crédit, sont à la torture. Sans doute comme ceux qui pendant les guerres du 20éme siècle durent choisir entre "parler pour rester en vie" ou "se taire et crever".

L'humiliation de l'ouvrière obligée d'aller quémander sa survie et probablement sa vie tout court à ses collègues est totale. La honte de ceux qui sont obligés de voter contre elle pour préserver leurs primes parce qu'ils ne peuvent pas faire autrement est palpable. La noblesse de ceux qui renoncent à leur privilège pour "sauver" leur collègue est magnifique.

Sur le fond, là où le scénario est remarquable, c'est que les frères Dardenne ne sont pas dans la démonstration, dans l'incantation. Ils ne sont ni juges, ni partis d'une situation qu'ils décrivent dans toute sa simplicité, obligeant leurs spectateurs à se faire leur propre opinion. C'est parce qu'il n'est pas un film auto-défini comme "engagé" que "Deux jours et une nuit" le devient plus que n'importe quel autre.

Sur la forme, ce qui est absolument fascinant dans la virtuosité des Dardenne, c'est le paradoxe de l'incommensurable puissance de leur sobriété. Quand nombre de scénaristes ou de réalisateurs rivalisent à coups de dollars, d'effets spéciaux, de "bons" mots ou d'artifices scénaristiques pour tenter de donner du corps à leurs films, les deux frères belges parviennent par l'économie de dialogue, la sobriété des cadrages, l'absence de musique originale et la justesse de leur direction d'acteurs, à rendre les leurs totalement envoutants.

A l'image d'Antonin Artaud qui avait imaginé le théâtre de la cruauté dont le but était de créer chez le spectateur une prise de conscience de la réalité en démythifiant la prédominance du langage, les frères Dardenne ont inventé le cinéma de la cruauté. Il n'y a pas une parole de trop dans ce film et j'imagine aussi que les didascalies de leur scénario devaient être réduites à leur plus simple expression.

Si par moment, on ne se souvenait pas que c'est Marion Cotillard qui joue le rôle principal, on pourrait se demander si on ne serait pas en train de regarder un documentaire, car "Deux jours et une nuit" est réalisé et mis en scène avec une telle virtuosité, qu'il nous plonge par moment à la frontière du réel et de l'imaginaire. 

C'est ainsi que dès les premières images, on est en empathie avec les personnages. A moins d'être hermétique au cinéma des Dardenne ou de s’être retrouvé dans la salle par erreur, il suffit de leurs seuls regards pour que notre gorge se noue et que l'émotion nous submerge. Encore une fois, aucun artifice d'aucune sorte n'est utilisé par les deux cinéastes pour parvenir à ce résultat et c'est bien ce qui les rend uniques.

En sortant de la projection, on se prendrait presqu'à espérer que, comme dans "Orange Mécanique", le film projeté de force aux financiers de tous poils qui jouent avec les emplois pourrait agir selon la thérapie de l'aversion et les conduire ainsi au minimum de respect et de compassion envers les ouvriers dont ils détruisent les vies pour empocher quelques dollars de plus.

"Deux jours et une nuit" sera la troisième palme d'or des frères Dardenne et le premier prix d'interprétation Cannois pour Marion Cotillard. 

A trois jours du verdict, j'en prend le pari sans grand risque, car au-delà du glamour et des paillettes, ça n'est pas la moindre des qualités du Festival de Cannes que de savoir (souvent) reconnaitre comme aucun autre que lui, les "Grands Films".




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